Mary Blair : La femme qui rêvait en couleurs

« Au bout du Pôle Nord ou sous l’Equateur, Ya un Jean qui rit, y a un Jean qui pleure » … Vous l’avez bien en tête ? Impossible de s’en débarrasser une fois qu’on l’entend. Mais cette attraction culte, ce n’est pas seulement une ritournelle entêtante ; c’est aussi un univers de formes et de couleurs, une esthétique reconnaissable entre mille. Et ce monde-là, on le doit à une femme. Ca s’est passé un 21 octobre 1911…
Une naissance dans les terres d’Oklahoma

C’est le 21 octobre 1911, à McAlester, dans l’Oklahoma, qu’est née Mary Browne Robinson, future figure emblématique de l’esthétique Disney. Dès l’enfance, Mary manifeste une attirance forte pour le dessin. Elle griffonne dans les marges de ses cahiers, esquisse des formes, joue avec les couleurs. Lorsqu’elle déménage avec sa famille à Morgan Hill, en Californie, ses talents artistiques trouvent un terrain plus propice à leur développement. Elle grandit dans un environnement qui, bien que rural, lui permet de nourrir son imaginaire.
Premiers pas dans l’art : Chouinard et la révélation moderniste
En 1929, son diplôme de lycée en poche, Mary intègre le San Jose State College, où elle étudie les arts plastiques. Rapidement remarquée pour son style original, elle expose ses premières œuvres lors de la convention annuelle de la Pacific Art Association. Ce succès précoce lui vaut une bourse pour intégrer l’Institut Chouinard à Los Angeles, un haut lieu de formation artistique, très prisé des studios d’animation, et notamment de Disney.
À Chouinard, Mary s’imprègne des mouvements artistiques du moment : cubisme, abstraction, modernisme. Elle développe un style singulier, vibrant, fait de formes stylisées et de couleurs audacieuses. Ses camarades de promotion s’appellent Marc Davis et Frank Thomas – deux futurs piliers de l’animation Disney – et tous reconnaissent déjà son originalité.
Une rencontre déterminante : Lee Blair et le monde de l’aquarelle
En parallèle de ses études, Mary fait une rencontre décisive : celle de Lee Everett Blair, aquarelliste reconnu, qu’elle épouse en 1934. Ensemble, ils plongent dans le monde de l’illustration et de l’animation. Lee devient président de la California Water Color Society, et Mary est l’une des premières femmes à y être admise.
Le couple collabore brièvement avec les studios d’Ub Iwerks, pionnier de l’animation et ancien associé de Walt Disney. Ces expériences leur permettent de vivre de leur art, tout en explorant des styles visuels différents. Mais pour Mary, une étape fondamentale reste à franchir : celle des studios Disney.
L’entrée chez Disney et l’incompréhension initiale
Mary Blair rejoint les studios Walt Disney en 1940. Pourtant, son arrivée ne se fait pas sans heurts. À cette époque, l’esthétique Disney est marquée par un réalisme minutieux, inspiré par des chefs-d’œuvre comme Pinocchio ou Bambi. Or, Mary, elle, propose autre chose : des aplats de couleurs franches, des formes simples, des perspectives audacieuses.

Son style ne correspond pas aux standards en vigueur. Elle est mise à l’écart des projets principaux. Sa vision trop avant-gardiste peine à trouver sa place. Mais tout change avec un voyage.
Le tournant sud-américain : la « Goodwill Tour »
En 1941, dans le cadre de la politique du “bon voisinage” menée par les États-Unis pour contrer l’influence nazie en Amérique latine, le gouvernement américain sollicite Disney pour une tournée diplomatique et artistique. Walt Disney embarque une petite équipe d’artistes dans cette “Goodwill Tour”, parmi lesquels Mary Blair.

Ce voyage en Amérique du Sud constitue un choc visuel et culturel pour elle. Les tissus, les marchés, les visages, les paysages : tout devient source d’inspiration. Elle réalise des dizaines de croquis et de gouaches aux couleurs vives et aux formes stylisées.

Walt Disney, impressionné par cette profusion d’idées et la fraîcheur de son regard, comprend enfin la valeur de son style. Il lui confie dès lors des rôles clés dans la direction artistique de ses films. Directement inspirés de l’Amérique du Sud, il y a d’abord Saludos Amigos et Les Trois Caballeros
L’âge d’or chez Disney : Cendrillon, Alice, Peter Pan
Mary Blair marque de son empreinte trois grands classiques Disney des années 1950 : Cendrillon (1950), Alice au Pays des Merveilles (1951), Peter Pan (1953).

Elle n’en anime pas les personnages mais imagine les concepts visuels qui définissent l’ambiance, les palettes chromatiques, et même le rythme visuel de chaque séquence.
Dans Cendrillon, elle insuffle ce bleu lunaire féérique qui domine la transformation de l’héroïne.
Dans Alice, elle accentue l’absurde, le rêve, avec des formes tordues, des contrastes psychédéliques, des perspectives éclatées.
Dans Peter Pan, le Pays Imaginaire devient un monde de couleurs flottantes, un univers stylisé entre ciel et mer.
Son approche influence profondément le style Disney de cette décennie. Mais en coulisses, son travail est encore parfois critiqué. Dans un studio encore très masculin et conservateur, sa modernité dérange. Walt, lui, ne cesse de la soutenir.
L’apogée : It’s a Small World
C’est en 1964 que Mary Blair réalise sans doute son œuvre la plus célèbre et la plus libre : l’attraction “It’s a Small World” , conçue pour l’exposition universelle de New York.

Walt Disney veut créer une ode à l’enfance et à la paix entre les peuples. Il en confie la direction artistique à Mary, qui donne naissance à un monde stylisé, totalement hors du réalisme.

Elle crée un univers géométrique, vibrant, naïf et sophistiqué à la fois. Des poupées aux grands yeux, des costumes stylisés, des paysages formés de cercles, triangles et arcs. Le tout baigne dans une explosion de couleurs franches : turquoise, rose bonbon, jaune solaire…
Ce style visuel, unique en son genre, symbolise un monde sans frontières, d’une modernité graphique qui tranche radicalement avec les attractions traditionnelles. L’effet est saisissant : poétique, universel, inoubliable.
Une artiste visionnaire parfois oubliée
Malgré son apport majeur à l’identité visuelle de Disney, Mary Blair quitte les studios à la fin des années 1960. Elle se consacre alors à l’illustration de livres pour enfants, dans lesquels elle prolonge son langage visuel si personnel.
Elle s’éteint en 1978, dans une relative discrétion. Son nom est peu connu du grand public, et pourtant, son style continue d’imprégner l’univers Disney et l’histoire de l’art visuel.
Une reconnaissance posthume éclatante
Il faudra attendre 1991 pour que Disney la reconnaisse officiellement comme une Disney Legend. Puis, progressivement, le monde de l’art redécouvre son œuvre.
En 2011, Google lui consacre un Doodle pour le centenaire de sa naissance. En 2017, une biographie illustrée pour enfants, Pocket Full of Colors, célèbre son parcours unique.
Son travail est mis à l’honneur dans de grandes expositions : The Colors of Mary Blair , au musée d’art contemporain de Tokyo (2009), Magic, Color, Flair , au Walt Disney Family Museum de San Francisco (2014)
Et en 2022 , sa ville natale de McAlester, Oklahoma, inaugure une fresque murale colorée où l’on voit Mary entourée de motifs inspirés de Cendrillon et Alice .
Mais le plus beau des hommages reste sans doute celui que lui rend Disneyland en Californie : dans l’attraction It’s a Small World , une petite fille tenant un ballon, perchée à mi-hauteur de la tour Eiffel stylisée, représente Mary Blair elle-même . Une figuration discrète, mais symbolique.
Un héritage chromatique et graphique intemporel
Mary Blair a introduit dans l’univers Disney une vision graphique audacieuse, fondée sur la couleur pure, la forme stylisée et une interprétation poétique du monde. Elle a influencé des générations d’artistes, bien au-delà de l’animation.
Dans chaque couleur franche, chaque décor stylisé, chaque sourire de poupée dans It’s a Small World c’est son empreinte que l’on perçoit. Un regard singulier sur le monde, joyeux, inventif, et radicalement moderne.
