Parmi les chansons emblématiques de l’univers Disney, La Famille Madrigal occupe une place à part. Chanson d’ouverture du film Encanto, elle est à la fois festive, foisonnante et redoutablement complexe. En un peu plus de quatre minutes, elle parvient à introduire une galerie de personnages, une ambiance, une maison enchantée et un conflit sous-jacent — le tout sur un rythme effréné, proche de la samba colombienne.

Cette chanson est ce qu’on appelle une chanson d’exposition : elle plante le décor, présente la situation initiale et les personnages. Mais ici, elle va plus loin : elle embarque le spectateur dans un véritable tourbillon musical.
Une chanson-puzzle
Derrière ses airs de morceau joyeux, presque enfantin, La Famille Madrigal est une œuvre de précision. Écrite par Lin-Manuel Miranda, déjà connu pour ses contributions à Vaiana et Le Retour de Mary Poppins, elle mélange les styles et superpose les voix à un rythme impressionnant. En moins d’une minute, on compte près de 140 mots. On y retrouve une polyphonie proche de la fugue, où les personnages chantent, se croisent, se répondent — donnant l’illusion d’un joyeux chaos parfaitement orchestré.

C’est aussi un concentré de culture colombienne : on entend des éléments de vallenato, des touches de cumbia, des percussions entraînantes, des flûtes andines, des guitares et même de l’accordéon. Toute la musique est infusée de cette identité locale, ajoutant profondeur et couleur à la narration.
Une narratrice pas comme les autres
C’est Mirabel, l’héroïne du film, qui interprète cette chanson. Elle y présente chaque membre de sa famille et leurs dons magiques. Pourtant, elle-même n’en possède aucun. Cela crée un décalage subtil mais essentiel : elle est à la fois à l’intérieur de cette famille et à sa marge. En chantant, elle affirme son attachement à ce clan qu’elle aime profondément, mais elle tente aussi, inconsciemment, de prouver qu’elle mérite d’en faire partie.

Ce n’est qu’à la toute fin de la chanson que le malaise affleure : un enfant lui demande quel est son don. Mirabel hésite, puis élude la question. Ce petit moment de flottement, presque imperceptible dans l’énergie du morceau, révèle déjà la blessure centrale du personnage : ne pas être “assez”.
Une maison pleine de vie
L’autre personnage important introduit par la chanson, c’est la Casita, la maison vivante de la famille. Elle claque des portes, fait bouger les planchers, aide au quotidien. Sa vitalité reflète l’état émotionnel du foyer : rayonnante quand tout va bien, elle se fissure lorsque les tensions apparaissent. Dans la chanson, des effets sonores subtils traduisent cette complicité entre le lieu et ceux qui l’habitent.

Une tradition détournée
Contrairement à la tradition Disney où la première chanson d’un film est souvent une “I want song” (où le héros exprime son désir profond), La Famille Madrigal brouille les pistes. Mirabel ne parle pas d’elle-même. Elle parle des autres. Ce silence sur ses propres envies rend le propos d’autant plus fort. On comprend que son désir n’est pas formulé, mais bien là : celui de trouver sa place dans une famille où chacun semble avoir un rôle défini… sauf elle.

Entre prouesse vocale et défi linguistique
La performance vocale derrière cette chanson cache une anecdote remarquable : Stephanie Beatriz, la voix de Mirabel en version originale, était enceinte de huit mois lors de l’enregistrement. Craignant qu’on ne l’empêche de chanter, elle n’a rien dit et a enregistré certaines parties en une seule prise.

De plus, la chanson a été traduite dans plus de 45 langues. Un véritable casse-tête pour les traducteurs, qui ont dû jongler avec le débit extrêmement rapide, les jeux de mots et les rimes, tout en conservant le sens et l’énergie de l’original. Un exploit linguistique digne de la magie des Madrigal.
Ce que la chanson nous dit vraiment
Sous ses airs de présentation légère, La Famille Madrigal aborde des thèmes profonds : l’appartenance, la pression familiale, le poids des attentes, le sentiment d’exclusion. Chaque membre de la famille possède un don, mais aussi une responsabilité. Le sourire affiché cache parfois des failles, des fatigues, des fêlures. La chanson, tout en les présentant comme extraordinaires, glisse déjà quelques indices sur les tensions invisibles qui les lient.

Mirabel, en chantant l’histoire des autres, tente de s’inclure dans un récit dont elle se sent exclue. Elle ne sait pas encore comment briller, mais elle veut qu’on voie qu’elle est là, bien présente. C’est ce conflit intérieur qui nourrit toute la trame émotionnelle du film.
Un succès éclipsé, mais essentiel
Malgré ses qualités, La Famille Madrigal a été quelque peu éclipsée par l’immense succès de “Ne parlons pas de Bruno”, devenue la chanson Disney la plus streamée de l’histoire. Pourtant, elle reste un hymne vibrant à la famille et à la complexité des liens qui l’unissent. Elle incarne à elle seule l’énergie, la chaleur, mais aussi les non-dits d’un foyer pas si magique qu’il en a l’air.