Une voix inattendue dans une fourrière
Dès 1955, un personnage secondaire surprenant vient bousculer les codes traditionnels des héroïnes animées, avec sa chanson Il Se Traîne. Il ne s’agit pas d’une jeune fille, mais d’une petite chienne de race pékinoise aux longs poils blonds, rencontrée dans La Belle et le Clochard. Dans un moment clef du film, Lady, une cocker élevée dans le confort bourgeois, est enfermée à tort dans une fourrière. C’est là qu’elle fait la connaissance de Peg, une chienne au regard suggestif et à la voix voilée, qui entame une chanson marquante.

Dans ce numéro musical, Peg évoque Tramp, le Clochard, chien vagabond à l’irrésistible charme. Mais la chanson n’est pas un éloge : elle propose un portrait en demi-teinte. Tramp y est décrit comme séduisant, certes, mais insaisissable, indépendant et émotionnellement peu fiable. Un séducteur qui enchaîne les conquêtes canines, laissant derrière lui des cœurs blessés.

Une leçon d’amour sans illusions
La chanson interprétée par Peg, Il se traîne, s’inscrit dans la tradition du chant-conseil. Elle assume son rôle de narratrice d’expérience : une figure féminine avertie qui transmet une leçon de réalisme à une plus jeune. Mais ici, il ne s’agit pas d’une mise en garde classique contre les hommes. Le message est plus nuancé : Tramp est libre, charmant, mais n’appartient à personne. Il ne faut pas attendre de lui ce qu’il ne peut offrir. L’amour, dans cette perspective, doit être regardé sans illusion, avec distance et légèreté.
Peg n’est ni jalouse ni amère. Elle ne se présente pas comme une victime. Bien au contraire, elle incarne une assurance tranquille, une féminité mature et lucide. Elle dédramatise l’amour, le rend presque léger, dans un style musical inhabituel pour l’époque.
Une révolution musicale chez Disney
Dans l’univers musical de Disney, « Il se traîne » marque une rupture. Ce n’est pas un simple interlude : la chanson cristallise une énergie nouvelle. Elle porte les influences du jazz, du cabaret hollywoodien, et d’un ton plus adulte. Le swing, les cuivres, la basse chaloupée, les chœurs répondant à la voix principale… tout évoque les clubs de jazz des années 40-50.

Peg livre ainsi un numéro digne des cabarets, où l’on chante les désillusions amoureuses avec panache et second degré. Ce contraste est d’autant plus frappant que les autres morceaux du film prennent des directions très différentes : Bella Notte mise sur le romantisme mélodique, tandis que la chanson des chats siamois joue sur l’exotisme caricatural et le comique. Il se traîne introduit, elle, une véritable ambiance de club dans un dessin animé familial, ce qui constitue une audace rare en 1955.
Une icône inspirée par Peggy Lee
Ce morceau audacieux et ce personnage iconique doivent beaucoup à Peggy Lee. Artiste complète — chanteuse de jazz, compositrice et actrice — elle a coécrit les chansons du film avec Sonny Burke, et a largement participé à la conception artistique de la bande-son. Elle prête non seulement sa voix à Peg, mais aussi aux deux chats siamois (Si et Am), à la berceuse La La Lu, ainsi qu’à Bella Notte.

Le personnage de Peg lui est directement inspiré. Il s’agit de l’un des rares cas, dans l’histoire de Disney, où l’apparence et l’attitude d’un personnage animé sont modelées sur une chanteuse réelle. Les animateurs se sont inspirés de la gestuelle, du style et de la prestance scénique de Peggy Lee. Certains critiques vont jusqu’à considérer Peg comme une caricature animée de l’artiste. Le personnage évoque aussi Mae West, actrice des années 1930 connue pour ses rôles de femmes fatales et son humour suggestif.

Peggy Lee n’était pas seulement source d’inspiration artistique. Dans les années 1980, elle engagea une action en justice contre Disney, estimant qu’elle n’avait pas été rémunérée pour les ventes du film en VHS. Elle gagna son procès en 1991 et obtint plus de deux millions de dollars. Ce jugement constitua une reconnaissance officielle de l’importance du travail vocal dans le cinéma d’animation.
Enfin, dans le remake live-action de 2019, Il se traîne est reprise par la chanteuse Janelle Monáe. Cette version conserve l’esprit original, tout en ajoutant une touche soul et funky moderne. Elle prolonge ainsi l’héritage de Peg : un personnage secondaire, mais inoubliable, qui incarne à la fois la liberté, l’élégance, l’assurance, et une vérité chantée avec le sourire.